LES LOIS DE MAXIMUM. — LES MESURES ARBITRAIRES. LE DÉCHET SUR L’ACCAPAREMENT
Le 4 mai 1793 un décret consacre et précise la politique nouvelle de l’Assemblée.
Tout propriétaire, tout détenteur de grains et de farine est tenu de faire la déclaration des quantités qu’il possède, et les officiers municipaux sont autorisés à pratiquer des visites domiciliaires pour vérifier l’exactitude de ces inventaires. Une pénalité sévère, la confiscation, frappera les cultivateurs et les marchands qui n’auraient pas fait la déclaration prescrite ou qui se seraient rendus coupables soit de dissimulation, soit de fraude.
Toute vente doit avoir lieu, en principe, sur les marchés. Les particuliers ne peuvent s’approvisionner chez les agriculteurs ou les marchands que pour assurer leur consommation durant un mois, et seulement après avoir obtenu un certificat délivré par l’autorité municipale.
Les corps administratifs et municipaux ont le droit de réquisitionner pour garnir les marchés, ils peuvent même requérir des ouvriers pour faire battre les grains en gerbes.
Toute personne qui veut se livrer à des opérations commerciales relatives aux grains doit le déclarer, tenir un registre sur lequel seront mentionnés ses achats ou ses ventes, se faire délivrer des acquits à caution dans le lieu des achats, puis obtenir la décharge de ces acquits au lieu de vente…
Enfin, les prix sont réglés, — dans chaque département, — et représenteront la moyenne des cours relevés entre le 1er janvier et le 1er mai 1793. Ce prix maximum décroîtra d’ailleurs, pour décourager les accapareurs, et pour intéresser les propriétaires à porter rapidement leurs récoltes sur les marchés : Au 1er juin, il sera réduit d’un dixième ; au 1er juillet, d’un vingtième du cours précédent ; au 1er août, d’un trentième du maximum calculé pour le mois d’août…
Ce décret n’est pas seulement inspiré par la défiance qu’inspire l’avarice du cultivateur, il vise le commerce, le commerce de gros plus spécialement, et l’entrave au point de le faire disparaître.
Dans une circulaire qui date du 11 juin, le ministre de l’Intérieur traduit et commente la pensée du législateur. « Sans doute, dit-il, les échanges et les opérations commerciales sont utiles…
« Mais quelles sont les conceptions de l’esprit humain qui ne soient point viciées par les passions ! — De ces vivifiantes spéculations, l’infâme accaparement est sorti, comme on voit naître la ciguë aux rayons bienfaisans du soleil. Le cri général a réclamé une loi répressive de ces moyens d’affamer la France. Le décret du 4 mai dernier a eu pour but de porter le plus prompt remède à un si grand mal. »
En fait, les municipalités et l’Etat seront seuls chargés désormais du commerce, et aussitôt les difficultés naissent. Chaque district, chaque département, ne va-t-il pas retenir toutes les ressources découvertes et réquisitionnées ?
Dans ce cas, les régions mal pourvues seront-elles réduites à la famine, tandis que l’abondance régnera dans les parties de la France plus fertiles ou plus favorisées par les circonstances ?
Certes, le ministre prévoit, à ce propos, des abus et il s’élève d’avance contre l’égoïsme intransigeant des intérêts régionaux ; mais l’expérience ne va pas tarder à prouver que ses avis seront méprisés et que ses instructions resteront sans effet. Substitués aux commerçans, les agens de l’Etat ne réussissent ni à connaître les besoins, ni à préciser les ressources, ni à proportionner les ressources aux besoins en faisant circuler les denrées d’un bout à l’autre du territoire.
Dès le 25 juillet, le ministre de l’Intérieur se plaint de n’avoir pas encore reçu les tableaux des prix et les états des recensemens. Les réquisitions ordonnées dans les lieux où les grains sont en excédent deviennent impossibles. Le 31 août, le ministre rédige une autre circulaire et proteste contre les négligences intéressées, contre l’inertie ou les abus. L’état des choses actuel, dit-il en substance, ne peut plus exister ; la pénurie dans laquelle se trouvent tant de communes de la République doit nécessairement avoir un terme. « Je ne saurais me persuader qu’en ce moment des communes faisant partie d’un département qui ne serait pas tout à fait sans récolte puissent sentir encore la faim, si l’œil bienfaisant d’une administration paternelle ne s’était pas fermé sur leurs besoins. »
Sans doute, un nouveau décret ordonne de veiller à l’approvisionnement des départemens qui manqueraient de subsistances, mais ce texte n’est pas plus efficace que celui du 4 mai.
Le 11 septembre, une troisième loi renouvelle les défenses, les injonctions, prévoit des pénalités, récompense les dénonciateurs, et fixe, d’une façon uniforme, le prix des grains dans toute l’étendue du territoire.
Le 29 septembre et le 2 octobre, deux décrets appliquent la législation du maximum à toute les denrées de première nécessité, à la viande, au beurre, au bétail, au vin, aussi bien qu’au charbon ou aux étoffes. Le prix de ces marchandises sera le cours de 1790 augmenté d’un tiers…
Aux efforts du législateur, le ministre de l’Intérieur joint les siens et multiplie des recommandations qui attestent l’impuissance même des décrets et les vices du système adopté.
C’est en vain qu’il parle du zèle et du courage dont les amis du peuple doivent faire preuve pour que la subsistance soit assurée et pour que « l’agioteur infâme ne puisse plus trafiquer des sueurs du pauvre. » Dans le préambule d’un nouveau décret, le sixième, la Convention reconnaît elle-même que ia malveillance dégarnit les marchés et empêche la circulation des grains destinés aux armées, sous prétexte de conserver l’approvisionnement d’une année dans chaque commune et dans chaque canton. Elle parle d’alarmes, d’inquiétudes, et décide la fabrication d’un pain national avec des farines d’un type unique tirées des blés qui devront fournir 85 pour 100 de cette mouture uniforme. Ces dispositions, si conformes aux véritables principes de l’égalité, doivent anéantir enfin la disproportion barbare qui a si longtemps existé entre la substance nutritive du riche, et celle qui servait à alimenter la classe indigente des citoyens… Mais les craintes persistent et la disette se fait sentir !
La Commission des subsistances rédige à ce propos une circulaire qui porte la date du 29 décembre 1793 ; elle déclare qu’elle est assaillie par une quantité incroyable de demandes et de députations ; elle avoue même que le mal a sa source dans la fausseté des déclarations, dans l’inégalité de la répartition des subsistances entre les communes, et entre les districts…
C’est en vain qu’un décret du 9 août ordonne l’établissement, dans chaque district, d’un grenier d’abondance, et la création de fours publics. Six mois après, la Commission des subsistances reconnaît que les résultats espérés n’ont pas été obtenus. Certains districts n’ont pas établi de greniers d’abondance sous prétexte qu’ils n’avaient pas de grains à y déposer. D’autres ont désigné un local sans s’occuper du choix d’un garde-magasin. Les renseignemens parvenus à la Commission sont partiels, inexacts ou insignifians !
Sans doute, les réquisitions et les achats à l’étranger devaient permettre d’assurer l’abondance et de triompher des difficultés que l’Etat voyait se dresser devant lui…
Nous savons qu’en fait les deux formes de l’intervention gouvernementale avaient eu les plus fâcheuses conséquences. C’est le Comité de l’approvisionnement qui fut contraint de l’avouer, moins d’un an après la mise en vigueur de tous les décrets dont nous avons parlé.
Forcé de vendre au prix du maximum les denrées qu’il achetait au dehors, en acceptant les cours fixés par la concurrence, l’État vendait à perte. Dans les départemens, les maux étaient plus grands de jour en jour.
En vain ordonnait-on d’approvisionner les marchés : « Il n’y a point de marchés, disait le rapporteur du Comité, là où l’on ne peut débattre les prix. » Ces marchés étaient déserts. D’autre part, l’abus des réquisitions se faisant sentir davantage parce que le nombre des agens à employer était infini, le choix ne put être tel qu’on l’eût souhaité. Les chefs étaient peu maîtres de leur choix ; l’homme honnête, modeste, instruit, n’étant pas toujours celui qu’il fût possible d’employer.
« De là des actes que l’on pourrait qualifier de délits, » avoue le Comité de la Convention ! Effrayée autant qu’irritée par son impuissance, l’Assemblée s’était demandé s’il ne fallait pas poursuivre les prétendus accapareurs en les forçant à tirer de leurs magasins les denrées qu’ils y avaient entassées. Dès le 27 juillet 1793, une loi contre les accaparemens est votée.
Voici le texte de son premier article :
« L’accaparement est un crime capital.
« Sont déclarés coupables d’accaparement ceux qui dérobent à la circulation des marchandises ou denrées de première nécessité qu’ils achètent et tiennent enfermées dans un lieu quelconque sans les mettre en vente journellement et publiquement. » Tous les marchands sont obligés de faire une déclaration à la municipalité, et de vendre par petits lots… sous peine de mort. « Les prix doivent être ceux que révèlent les factures d’achat, avec un bénéfice commercial, si cela est possible, et dans le cas contraire, le prix fixé sera le prix courant ! »
Est-il besoin de le dire ? les conséquences de ces mesures furent aussi déplorables que leur application fut arbitraire. Ici encore nous pouvons citer un aveu du Comité d’approvisionnement de la Convention. Giraud, son rapporteur, fait, à ce propos, des révélations édifiantes :
« Les Comités révolutionnaires, dit-il, se constituèrent juges sans appel de l’application de cette loi. Le premier intrigant venu clabaudait à la tribune d’une société populaire contre les marchands, les boutiquiers, et les faisait incarcérer. Ceux qui n’étaient pas encore pris, se hâtaient, en vendant leurs marchandises, d’éviter la terrible accusation d’accaparement, et pour éviter qu’elle pesât sur eux, ils se gardèrent bien de remplacer les marchandises vendues. Les particuliers mêmes, dont le ménage était considérable, renoncèrent à des approvisionnemens qu’ils étaient habitués à faire ; ils vécurent au jour le jour, et augmentèrent le nombre des consommateurs journaliers, ce qui donna une cause de plus au surhaussement des prix. »
Les résultats détestables produits par l’ingérence de l’Etat et de ses agens, par l’action des municipalités, et par les actes arbitraires des comités révolutionnaires, se trouvèrent encore aggravés par l’intervention des représentans du peuple en mission dans les départemens. Un décret du 3 novembre 1793 avait reconnu à ces représentans le double droit de réquisition et de préhension, Beaucoup d’entre eux n’hésitèrent pas à en user. Nous avons retrouvé aux Archives nationales des proclamations et des arrêtés signés par les conventionnels en mission. Voici le préambule d’un arrêté pris par Monestier, et publié dans le Lot-et-Garonne :
« Considérant que la disette factice des subsistances, dont les malveillans invoquent le prétexte pour inquiéter le peuple, n’est que le résultat des manœuvres des mêmes malveillans, des égoïstes, et de la cupidité de ceux qui ont méconnu jusqu’ici la loi du maximum, et enfin de la perversité de tous les contres révolutionnaires… »
Et le représentant prescrit des visites domiciliaires, des recensemens de subsistances, des réquisitions.
La situation est la même dans la Lozère et dans la Haute-Loire où le conventionnel Reynaud exerce un pouvoir souverain et dispose des denrées que retiennent « l’égoïsme et la malveillance. » — Il y a mieux.
Dans les départemens de l’Oise et de Seine-et-Oise, Isoré ne se contente pas de taxer, de réquisitionner, et d’ordonner des inventaires ; sa prévoyance lui conseille de surveiller les travaux des champs, et de prendre les mesures propres à lutter contre l’indolence des laboureurs. « Il faut, dit-il dans sa proclamation, battre nos ennemis pour être heureux ; il faut cultiver la terre pour avoir des subsistances ; et il faut employer au travail tout le temps déterminé par la loi. Nous ne voulons plus de paresseux : l’activité nourrit la vertu, et le seul repos agréable pour des républicains est celui fixé par la loi. » Pour augmenter apparemment le nombre des travailleurs, il prescrit l’arrestation des chefs d’exploitation ou des ouvriers pervers !
En réalité, c’était là une application aussi bien qu’une conséquence logique d’un système : l’ingérence et la tyrannie de l’État s’exerçant partout et sous toutes les formes. Boissy d’Anglas a caractérisé cette politique en disant :
« On voulait faire de la France une corporation de moines. Le gouvernement aurait tout dirigé, tout déterminé ; il aurait été le seul commerçant, le seul agriculteur, le seul manufacturier ; il aurait fixé tous les jours le prix du travail de chacun, assigné sa tâche et son salaire. Ainsi, concentrant toutes les richesses, dirigeant tous les travaux, il aurait tenu tout dans sa main et exercé une tyrannie absolument inconnue sur la terre. C’était à ce plan que s’adaptaient l’anéantissement de toutes les fortunes par l’assassinat de tous les hommes riches, le renversement de toutes les villes de commerce, de tous les ateliers, de tous les comptoirs, la destruction complète de l’industrie, et cette disette facticeque vous avez tant de peine à combattre encore aujourd’hui. »
Cependant, après le, 9 thermidor, une-réaction se produit. « La crainte, disait Giraud, a cessé de fermer la bouche à la vérité. »
Sans doute, les lois de maximum ne sont pas immédiatement abolies, et l’on ne renonce pas au système des inventaires ou des réquisitions, mais les opinions changent, la Convention se rend compte du mal qu’elle a fait, elle accepte les critiques, et bientôt elle va publiquement reconnaître ses erreurs.
L’ABOLITION DES LOIS DE MAXIMUM. LA CONVENTION APPRECIE SON ŒUVRE
Le 14 brumaire an III, un décret prescrit aux Comités des finances et de salut public de rédiger un rapport sur « les inconvéniens du maximum et les moyens d’y porter remède. » Ce titre seul indique clairement que la Convention reconnaissait déjà la stérilité ou les dangers des lois qui avaient prétendu fixer les prix.
Dans la séance du 19 frimaire, le Comité du commerce entend la lecture d’un rapport de Giraud sur cette question. Ce travail est un véritable réquisitoire dans lequel le rapporteur dénonce les dangers du maximum et attaque hardiment le système de l’intervention de l’Etat. Pour ménager les susceptibilités de ses collègues, il impute aux ennemis de la République le crime d’avoir trompé l’Assemblée et d’avoir entraîné ses votes. « Alors, dit-il, d’astucieux personnages insinuèrent dans l’esprit du peuple qu’un remède à la disette était de fixer le prix des denrées. Ils sentaient bien, ceux qui vous le faisaient demander à votre banc, que c’était le moyen d’accélérer la chute d’une République qui s’élevait avec majesté au-dessus des nations. Par-là ils tuaient l’agriculture, ils étouffaient le commerce, ils anéantissaient toute espèce d’industrie, ils ruinaient le marchand détaillant, et opéraient une telle pénurie qu’ils entraînaient le peuple… »
Giraud n’est pas moins sévère à l’égard des décrets relatifs aux accaparemens, aux réquisitions, aux achats faits par l’Etat « qui pouvait seul vendre au maximum une denrée achetée trois fois plus. » Il insiste spécialement sur le mal fait à l’agriculture accablée, à la fois, par la réduction du prix de ses denrées et par les réquisitions.
« Vous avez vu, dit-il, l’influence de ces réquisitions sur le commerce et les manufactures ; cette influence est encore plus meurtrière sur l’agriculture. C’est dans cette partie que les abus font trembler l’ami de son pays par les suites funestes qu’ils peuvent avoir. On se plaint du non-approvisionnement des marchés, mais pouvait-on porter une denrée que chaque district, chaque canton, chaque municipalité mettait en réquisition ?… Ces récits de la plus exacte vérité sont effrayans par leurs résultats : Vous les exposer, c’est être sûr que vous y apporterez le remède ; il est entre vos mains. — Rapportez la loi du maximum. Si vous la laissez subsister, bientôt une partie des terres restera sans culture… »
Enfin Giraud se prononce sur la moralité d’une loi que tout le monde cherche à violer pour être utile aux citoyens qu’elle devait soi-disant protéger.
« Le Comité, dit-il, abandonne à vos réflexions ce fait : cette loi est impunément transgressée partout ; cette loi établit une opposition entre la volonté du gouvernement et l’intérêt de la majeure partie des citoyens. Enfin elle a toujours transformé le cultivateur en contrebandier. Par cela même elle est jugée ! »
Johannot par le bientôt au nom du Comité de salut public et il lit à la Convention un rapport dans lequel il accuse la loi de maximum et tous les décrets contre les commerçans d’avoir créé la disette. Il montre qu’en se mettant à la place des négocians, et dès lors en détruisant l’industrie des particuliers, le gouvernement a détruit ses propres richesses.
« Depuis longtemps, ajoute-t-il, l’opinion réprouve le maximum. Voire Comité du commerce va vous mettre à même d’en prononcer la condamnation. »
Cette condamnation, en effet, ne saurait tarder. Il est certain que l’expérience a éclairé l’Assemblée. Dans la séance du 3 nivôse an III, le maximum est combattu par ceux qui l’avaient défendu autrefois.
Beffroy déclare que seuls des machiavélistes perfides, qui méditaient la perte de la liberté, arrachèrent de vive force à la Convention le « décret fatal par lequel le prix des consommations fut taxé. »
Richard reconnaît qu’il faut tout craindre de l’égoïsme et de la cupidité dus fermiers ; mais le maximum n’étouffe pas ces passions : il les rend au contraire plus dangereuses. Le cultivateur, ne trouvant plus dans le prix de ses récoltes le remboursement de ses avances, serait tenté de produire les denrées dont le commerce serait libre, si l’on abolissait partiellement le maximum. Il faut donc le supprimer sans réserves. D’ailleurs, l’expérience doit instruire l’Assemblée :
« Avons-nous, dit-il, été jamais plus malheureux, pour les subsistances, que depuis que le maximum existe ? »
Bréard n’hésite plus. A ses yeux, c’est le maximum qui a tué le commerce et anéanti l’agriculture. Personne n’eût osé approvisionner la France quand, sous peine d’être poursuivi, on était obligé de donner des denrées pour moins qu’elles ne coûtaient. Le maximum ne servait qu’à ruiner ceux qui avaient acquis quelque fortune par leur travail. « Et pourtant, s’écrie l’orateur, tel qui n’avait jamais rien fait pour sa patrie que de porter un bonnet rouge et des moustaches (On rit et on applaudit longtemps) était devenu impunément l’arbitre de la vie et de la fortune des citoyens. Trop longtemps la Convention a été opprimée : elle se relèvera de toute sa majesté. Elle consacrera les vrais principes. » (Applaudissemens.)
Certes, les intransigeans ne désarment pas. Ils dénoncent la réaction triomphante et les riches marchands qui menacent de vendre bientôt, au poids des assignats, la nourriture du pauvre…
Barailon s’élève contre cette opinion. Dans cette séance historique de nivôse, il monte à la tribune et se fait l’interprète des sentimens de la majorité : « Je ne vois, dit-il, que de dangereuses erreurs dans le discours précédent.
« Il n’est personne qui ne sache que le maximum avait tué le commerce et organisé la famine. L’expérience du passé vous a éclairés : vous ne vous laisserez pas entraîner par des déclamations ; vous ne retomberez plus dans les erreurs. » (Non ! non ! S’écrie-t-on de toutes parts, en applaudissant.)
Ce même jour, le 4 nivôse an III, l’Assemblée votait un décret dont le premier article était ainsi libellé :
« Toutes les lois portant fixation du maximum sur le prix des denrées et marchandises cesseront d’avoir leur effet à compter de la publication de la présente loi. »
C’était là une loi de principe. La Convention reconnaissait implicitement qu’elle avait commis une erreur, violé des droits et nui aux intérêts de la nation en cherchant à les servir. Elle voulut faire plus et elle s’adressa au pays, — ouvertement, loyalement, — pour avouer ses fautes et combattre d’avance les opinions dont elle s’était inspirée dans le passé.
Au cours de la séance du 9 nivôse an III, Johannot lisait et faisait approuver par l’Assemblée une proclamation au peuple français :
« La raison, dit-il, l’équité, l’intérêt de la République réprouvaient depuis longtemps la loi du maximum. La Convention nationale l’a révoquée, et plus les motifs qui ont dicté ce décret salutaire seront connus, plus elle aura de droits à votre confiance. »
Tous ceux qui seraient tentés demain de taxer les subsistances feront bien de poursuivre cette lecture. C’est encore la Convention, éclairée par l’expérience, qui leur dira :
« Plus cette loi était sévère, plus elle devenait impraticable ; l’oppression prenait en vain mille formes : elle y rencontrait mille obstacles. On s’y dérobait sans cesse, ou elle n’arrachait que par des moyens violens et odieux des ressources précaires qu’elle devait bientôt tarir. »
On nous a parlé hier encore de l’impuissance du commerce libre. A propos d’un prétendu déficit de la récolte de blé en 1915, un publiciste, d’ordinaire mieux inspiré, ne craint pas de dire :
« Il est indispensable que le gouvernement envisage dès maintenant les conséquences de cette moins-value, car la libre concurrence, qui, en temps de paix, peut à la rigueur suffire pour résoudre les problèmes économiques, sera manifestement dans l’impuissance, surtout pour le blé, de faire face à la situation… »
La Convention a réfuté d’avance cet argument quand elle a dit, en s’adressant au peuple français :
« Une disette absolue eût été la suite nécessaire de cette loi, si la Convention, en la rapportant, n’eût brisé les chaînes de l’industrie.
« C’est à l’industrie dégagée d’entraves, c’est au commerce à multiplier nos richesses.
« Les approvisionnemens de la République sont confiés à la concurrence et à la liberté, seules bases du commerce et de l’agriculture. »
Et c’est encore un conventionnel, instruit par la pratique des affaires publiques, qui disait à l’Assemblée, sans trouver de contradicteurs :
« La vérité est que votre gouvernement ne peut suppléer, par ses opérations commerciales, à celles que l’intérêt particulier peut inspirer à tous les négocians. Il ne peut vous procurer ce qui vous manque, pas même en faisant de grands sacrifices, pas- même en établissant beaucoup d’agences… On ne trouvera jamais dans une seule commission le vrai mérite du commerce, l’intérêt personnel, et, sans cela, rien ne peut se faire…
« Il est un principe que nous avons appris malheureusement à connaître à nos dépens : c’est que, si le gouvernement se mêle du commerce, il l’anéantit. »
C’est là une conclusion, et c’est en même temps un enseignement.
D. ZOLLA.